[La nouvelle]
— Et ça pleure !
— Ça pleure.
Une feuille tombée d’un arbre ce matin profite d’un souffle de vent pour venir s’agglutiner avec d’autres dans un recoin où elle sera tranquille. Personne n’a balayé cet endroit depuis des lustres. La pierre s’en moque ; au contraire. Les feuilles la protègent du froid quand il veut la fendre.
— Ils ne sont pas nombreux.
— La moitié de la famille n’est pas venue.
— La moitié !
— Pas si facile de pardonner.
— Pardonner ?
— Pour ne plus souffrir.
— Souffrir ? Mieux vaut aller chez le psy.
— Ils sont trop lâches.
— Comme nous.
— Pareil.
Une femme s’est écartée du groupe. Elle déambule entre les tombes, les pieds l’un devant l’autre afin de s’adapter à l’étroitesse des passages. Elle s’arrête pour lire les noms, les dates. Elle vacille parfois. Elle se rattrape en écartant les bras, prenant garde de ne pas renverser les pots ni les vases.
Une dizaine de personnes remonte l’allée goudronnée et s’avance vers le corbillard. Elles s’arrêtent à distance.
— Les voilà, finalement.
Un homme vient à leur rencontre. C’est un employé des pompes funèbres. Il leur désigne une allée perpendiculaire à l’allée principale et les guide jusqu’aux tréteaux où est déposé le cercueil. Ils s’alignent sur le côté gauche. Les premiers arrivés se rangent sur le droit. Certains tournent ostensiblement la tête pour regarder la tour Montparnasse plutôt que ceux d’en face. La femme qui s’était écartée est revenue. Elle salue chacun de loin, sort un papier de sa poche, le déplie. L’employé la place devant un pupitre qu’il a installé. La cérémonie peut commencer.
— Écoutons.
« Bonjour,
« Merci à vous tous d’être venus accompagner notre père, frère, fils, oncle, mari, ami, amant, jusqu’à sa dernière demeure. Je ne vous parlerai pas de lui, nous avons chacun nos souvenirs, notre amour. Respectons cela et sa mémoire sera sauve.
« Je veux juste vous lire quelques vers de Paul Eluard.
« La nuit n’est jamais complète.
« Il y a toujours, puisque je le dis,
« Puisque je l’affirme,
« Au bout du chagrin
« Une fenêtre ouverte, une fenêtre éclairée
« Il y a toujours un rêve qui veille,
« Désir à combler, Faim à satisfaire,
« Un cœur généreux,
« Une main tendue, une main ouverte,
« Des yeux attentifs,
« Une vie, la vie à se partager. »
« À bientôt ! »
La femme replie le papier et le remet dans son sac. Elle prend une rose que lui tend l’employé des pompes funèbres. Elle la pose sur le cercueil. Son émotion est palpable. Ses yeux restent secs. Elle s’écarte un peu.
— C’est tout ?
— Tout.
— Eluard… Qu’est-ce qu’on l’aura entendu ! Au moins, il fait consensus.
— Lui.
Les employés des pompes funèbres descendent le cercueil dans la terre de Paris. Le silence est total. La tour Montparnasse bénit le défunt dans l’indifférence générale. L’assistance défile, le côté droit d’abord, puis le gauche ; les deux groupes ne se mélangent pas. Le dernier arrivé part en premier, et inversement. La femme reste seule.
— On n’en saura pas plus avant plusieurs jours.
— Ce n’est pas important de savoir.
— Nos statistiques !
— C’est vrai, nos statistiques.
Une nouvelle feuille rejoint celle de tout à l’heure ; l’automne n’est pas loin. L’hiver sera-t-il dur ou doux ? La seule différence, ici, est la variation dans le nombre de visiteurs. Quoique. Les vivants aiment bien ajouter de l’adversité à leur chagrin et les frimas vont si bien avec la mort ! Corps froids. Sang chaud. Cœurs frangibles.
La femme qui a récité Eluard déambule de nouveau entre les tombes. Elle s’arrête près du petit tas de feuilles, l’air absent.
— Elle n’a pas pleuré.
— On ne dirait pas.
— Cela n’a rien d’obligatoire.
— C’est tout de même assez nécessaire.
— Plus tard, peut-être.
— Sans doute.
La femme se baisse, elle ramasse la dernière feuille arrivée sur le tas et la dépose sur la pierre. Elle ajoute une caresse.
— Merci !
— Sympa ! Dommage qu’elle ait un défunt compliqué.
— On n’en sait rien.
— Les deux familles, comme ça, qui arrivent en deux blocs et ne se parlent pas ; c’est un signe.
— Un signe.
— Et elle ? Fille, sœur, tante, épouse, amie, amante ?
— Amante ? Les familles n’auraient pas laissé faire.
— N’empêche, elle a cité.
— Elle a cité.
La femme s’assoit à présent sur une pierre, deux tombes plus loin. Elle semble toujours aussi absente, presque plongée dans la terre, avec les autres, perdue au monde des vivants, acquise à l’apaisement des souffrances dans leur enfouissement.
— Non, impossible.
— Impossible ?
— Une amante qui ferait le discours d’obsèques à la barbe des deux familles.
— Impossible !
— On en a connu, pourtant.
— Pourtant.
— Peut-être est-ce une passante, une qui est là, que personne ne voit tant elle fait partie de l’ensemble et qui s’impose quand le chagrin et la rancune empêchent tous les autres d’agir.
— Oui. Une passante, qui ne pleure pas.
— Pas encore.
— Pas maintenant.
— Et lui, là ; il est coupable de quoi ?
— Va savoir !
— Savoir.
La feuille posée sur la pierre se soulève au vent, sans bouger.
— Il est forcément coupable !
— Plutôt chacun d’eux.
— La famille ?
— On ne sait pas.
— La mère ?
— Toujours la mère. Du père, on ne sait jamais rien.
— Est-ce le père ?
— Père, frère, fils, oncle, mari, ami, amant. Quelle différence ?
— Toute la différence.
Quelque chose semble attirer le regard de la femme. Elle tend le front, se lève, avance de quelques pas, se baisse. Elle met sa main en visière comme pour faire le point sur ce qu’elle voit. Elle sourit. Elle repart.
— C’était quoi ?
— Quoi ?
Elle retourne jusqu’à la tombe du défunt. Les pompes funèbres ont terminé leur ouvrage. Elles sont parties, sans dire au revoir. La femme s’approche. La dalle sera posée dans quelques jours. Des bouquets de fleurs font office. Une plaque provisoire donne les informations de circonstances. Il n’y a pas de croix. Dans l’allée, un groupe de touristes passe, indifférent au chagrin en cours d’expression.
— Elle pleure.
— Cela me file le bourdon !
— Pleure avec elle.
— J’aime bien savoir à quoi.
— À l’émotion.
— Ça me va.
La femme se met à genoux. Elle ne s’incline pas. Elle offre ses paumes au monde. La tour Montparnasse y dépose une chaleur. Un deux tons fend l’air comme pour dire que rien n’arrête la vie, pas même les murs épais du cimetière. De la pierre. De beaux murs en pierre. Des dalles, certaines en marbre. Pas de béton apparent. La femme est toujours à genoux. Une autre arrive. Son pas est rapide. Elle s’arrête à ses côtés. Elle lui tend la main. Elle la relève. Elle l’étreint, à moins que ce ne soit l’inverse.
— Elles pleurent.
— On sait qui c’est ?
— On ne sait rien.
— Elle est très en retard.
— À moins qu’elle ait juste prévu de venir la chercher.
— Elle ne serait pas de la famille ?
— Elle ne serait pas.
L’étreinte se termine. Les deux femmes se font face. Elles parlent en s’essuyant les joues.
— Qu’est-ce qu’elles disent ?
— Chut ! si tu veux qu’on entende.
La discussion est calme. C’est surtout la première qui parle.
— On n’y comprend rien.
— Rien.
— Ce n’est pas cette fois que l’on va savoir.
— Attendons le bulletin.
— Après-demain. On l’aura, le bulletin.
L’autre femme lui caresse la joue. Elle reprend sa main. Elles rejoignent l’allée goudronnée. La première attire la seconde vers l’endroit où elle a vu quelque chose tout à l’heure. Elle s’accroupit à ses côtés. Elles regardent. Elles sourient toutes les deux. Elles se remettent debout. L’autre la prend par l’épaule, elle par la taille. Elles partent. Elles croisent un corbillard qui avance au pas. Le prochain enterrement est prévu à 11 heures.
— Ils sont en retard.
— Il y a des voitures ?
— Trois.
— Ça ira vite.
Une feuille se met en boule. Une pie s’approche. Elle lui tourne autour.
— Va jouer ailleurs !
Un groupe s’est formé autour du corbillard. Les croque-morts s’activent. Ils veulent déjeuner à l’heure. Le cercueil est porté vers la tombe ouverte par les fossoyeurs. L’assistance suit à petits pas.
— Ça pleure ?
— Ça ne pleure pas.
Un coup de vent balaie la feuille, et quelques autres.
— Ça ne pleure pas.