[La nouvelle]
Lily en a ras le kimono de changer chaque année de maîtresse ! Et il paraît que l’an prochain, quand elle entrera en sixième, ce sera pire ! Elle aura un professeur par matière et devra à chacun raconter la même histoire, se protéger des mêmes fausses bonnes intentions, faire face aux mêmes ignorances. Ah ! l’ignorance ; lorsque ce sont ceux dont le métier est de lutter contre qui en font montre, c’est d’autant plus insupportable.
— Tu ne peux pas exiger des enseignants de tout savoir, lui a dit Camille, son ancienne maîtresse, quand elle l’a croisée le lendemain de la rentrée, remontée comme un coucou suisse contre sa jeune collègue.
— Dans ce cas, ils le disent carrément et on s’explique. Pourquoi font-ils semblant ? Moi, si je fais pareil, c’est la punition garantie.
— Laisse-lui un peu de temps ; c’est son premier poste…
— Et je fais quoi en attendant ? Je me laisse malmener avec le sourire ?
— Lily !
Leur conversation s’est arrêtée là. Lily a fait la lippe. Camille lui a offert un pain au chocolat. Elle en a pris un pour elle et elles l’ont mangé en silence sur le banc de l’avenue Edgar Quinet où elles ont leurs habitudes. Lily est rentrée chez elle ; Camille est passée faire deux courses avant de retrouver l’appartement qu’elle partage avec Eunice au-dessus de la salle de sport. Son impuissance à soutenir Lily l’a contrariée.
— Tu ne peux pas la préserver de tout, a tenté de la consoler Eunice plus tard dans la soirée. On sait toi et moi qu’elle en prend plein la figure et que sa vie entière sera ainsi. Autant qu’elle s’y prépare.
— Mais c’est trop dur !
— Oui, Camille, c’est dur ; mais c’est dur autrement pour chaque enfant même ceux qui semblent tout avoir pour eux. Regarde le fils Martin, sexe masculin, blanc, catholique, famille aisée. Il est obligé de venir au judo en cachette de sa folle de mère qui n’a pas renoncé à penser que je suis djihadiste parce que je suis noire. Si tu discutes avec lui, tu ne pourras que compatir au harcèlement dont il est l’objet au quotidien.
— Tu te sens de leur dire ça, à ces gosses ; qu’ils souffriront toute leur vie ?
— Non, parce que je ne le pense pas. J’essaie juste de prendre en compte leurs difficultés et de leur donner des clés pour qu’ils soient libres ; d’ailleurs, tu fais pareil dans ta classe avec les tiens.
— Bien sûr, mais il n’empêche que je trouve que c’est plus facile pour le fils Martin de s’affranchir de sa mère que pour Lily de s’exonérer de son handicap.
— Oui et non. Lily sera en effet malvoyante toute sa vie alors que le fils Martin pourra se tirer de chez lui à 18 ans ; mais il a huit ans à tenir et en gardera des séquelles.
— L’école doit justement leur offrir espaces de tranquillité !
Eunice gobe ses lèvres. Le baiser ne résout rien, bien sûr, mais il offre une oasis de paix dont Lily, à cet instant, aurait bien besoin. Elle est à table avec ses parents, toujours un peu boudeuse. Ce n’est pas dans son caractère d’être longtemps de mauvaise humeur, ce d’autant que ni sa maman ni son papa ne sont responsables de son chagrin.
— Veux-tu que je t’accompagne demain et parle à ton institutrice ? suggère son père.
— Cela ne sert à rien ! Au contraire…
— Comment peux-tu en être sûre ? renchérit sa mère.
— Parce qu’elle n’y connaît tellement rien que, si vous m’aidez, elle ne pourra que considérer que je suis une incapable.
— Ce n’est sans doute pas ce qu’elle a voulu dire…
— Vu ce que je me suis pris à la récré par les autres, je ne suis pas la seule à avoir entendu ce que j’ai entendu.
— Nous irons lui parler.
— Non, maman, s’il te plaît !
— Pourquoi non ? Je refuse que ma fille préférée se fasse malmener sans réagir. On aurait dû anticiper ce genre de choses avec ton père. On pensait que tu serais tranquille à l’école. On ne peut pas laisser passer ça.
— Tu sais, j’en ai vu d’autres !
— Comment ça ?
— C’était super avec Camille et Renée mais souvenez-vous, au CE1 et au CE2 quand on a voulu me mettre en Ulis. C’est chaque fois pareil ! Je fais tout comme il faut, et il y en a toujours un pour me dire ce que je peux faire ou pas.
— C’est un peu notre faute, suggère son papa.
— Pourquoi ?
— On voudrait que tu te sentes comme les autres mais…
— Je ne le suis pas, c’est ça ?
Ses deux parents baissent le nez vers leur assiette, aussi vides que l’air est devenu lourd.
— Ne vous en faites pas ; je le sais bien que je ne suis pas pareille et que je ne le serai jamais. Vous ne le dites pas mais rien que le fait de vouloir que je sois identique indique que ce n’est pas le cas. De là à me faire traiter de handicapée par une maîtresse qui ne fait pas la différence entre un aveugle et un malvoyant et pense que je dois apprendre le braille dans une école spécialisée ! Elle a de la chance que Louisette n’ait pas été là. Je suis sûre qu’elle lui aurait collé un de ses Uchi mata dont elle a le secret.
— Casser la figure des gens n’est pas une solution…
— Je sais maman, mais ça défoule d’en rêver.
Un ange passe, un copain du square W, bien sûr.
— Ton problème, Lily, ce n’est pas que tu sois albinos ; c’est que tu es trop intelligente pour le monde ! Et je ne dis pas ça parce que je suis ton père. Tu es tellement plus forte que quiconque pour comprendre les choses que je me sens parfois tout bête. Sans doute que l’on ne fait pas toujours comme il faudrait ; on essaie et…
Sa voix se casse.
— Papa !
Lily se précipite dans ses bras sans oublier d’attraper la manche de sa mère au passage. Ils font bloc, tellement agglutinés que leurs larmes les inondent les uns les autres. L’instant dure. Ils ne savent pas se disloquer. L’adversité est trop grande. Un toussotement rompt le silence. Un second.
— Excusez-moi… J’ai sonné mais vous n’avez pas répondu et la porte était mal fermée… J’ai eu peur qu’il vous soit arrivé quelque chose.
Le bloc tourne ses trois têtes. Le fils Martin est là, cartable sur le dos et sac de sport en main.
— J’ai quitté la maison. Je n’en peux plus…
La maman de Lily se détache la première.
— Viens, pose tes affaires. Dis-moi ce qu’il s’est passé.
— C’est maman… Elle veut que j’entre au petit séminaire l’an prochain. Je préfère encore dormir sous les ponts ! Elle va me prendre la tête toute l’année avec ça. Aujourd’hui, je suis resté deux heures à genoux sur le carrelage de la cuisine juste pour me préparer, a-t-elle dit, à la discipline. J’ai craqué quand elle m’a servi à dîner une soupe claire et du pain qu’elle avait mis à rassir depuis trois jours. J’ai appelé le 119. Je leur ai dit que je partais. Ils m’ont conseillé d’aller chez des amis et donné un numéro où appeler demain. C’est une administration qui saura quoi faire.
Lily sort des bras de son père, colle une bise à son ami et installe un couvert. Il reste une grosse part de moussaka. Elle le sert.
— Nous aussi on va t’aider. Mange.
— Je n’ai pas si faim…
— Il faut que tu manges. On discute après.
Le père de Lily se lève.
— J’appelle chez toi pour dire que tu es ici. Il ne faudrait pas que ta maman appelle la police.
— Qu’elle le fasse ! Cela me permettra de porter plainte.
Que répondre à cela ? Il sort. Il se sent submergé, entre sa fille qu’il n’a pas préparée à s’entendre dire qu’elle est aveugle alors qu’elle ne l’est pas et ce garçon que sa mère maltraite en pensant faire son bien. Existe-t-il en ce monde des parents qui ne commettent pas d’erreurs ? Deux heures plus tard, après une conversation un peu rude avec madame Martin qui menaçait d’appeler le GIGN pour enlèvement et séquestration, une installation de son fils dans le canapé du salon pour éviter toute ambiguïté au cas où elle ne renonce finalement pas à sa menace, il s’effondre, épuisé, sur le lit conjugal.
— Tu as une idée de ce que l’on peut faire pour ce gosse ?
— Il a dix ans. Il est sous la responsabilité de ses parents.
— Je sais. Et si un juge est saisi, ils vont le mettre dans un foyer au moins le temps de l’instruction. Il serait mieux avec nous.
— Bien sûr ! Mais sa mère ne voudra jamais. Quant à un juge…
— On peut essayer. Demain, j’appelle l’assistante sociale de l’école et l’on verra s’il est toujours décidé à partir. Peut-être pourrions-nous aussi déposer une main courante ? Nous sommes témoins de ces maltraitances. Nous ne pouvons pas le laisser seul. Je prendrai ma matinée s’il le faut.
— Viens, on va essayer de dormir.
Ils s’enlacent puis ferment les yeux pour une nuit qui s’annonce agitée. Dans son lit, Lily a vite trouvé le sommeil. Elle devait contacter les Mouton pour qu’ils puissent aider son ami. Ils ont immédiatement lancé une procédure d’urgence et organisé une réunion au square W sans solliciter le fils Martin qui cherchait l’apaisement dans un songe où il embrassait Lily sur la bouche. Il est un peu jeune pour cela, bien sûr ; mais il veut s’y préparer, pour dans quelques années.
À la réunion dans le square, l’humeur est chagrine. Chacun mesure l’enjeu même si tous ne donnent pas une définition identique du séminaire. Petit Koala a fouillé le Net et, entre Jacques Lacan, les réunions de travail dans les universités et le collège pour les curés, il n’arrive pas à trancher. Petit Mouton, plus au fait de l’actualité que d’aucuns pourraient le penser, ne peut imaginer qu’une maman envoie son fils dans une école où des malappris de l’étiquette maltraitent les enfants. Copain Mouton, lui, se dit que le fils Martin est trop jeune pour l’université. Quant à Plaidounet, également présent, il est catégorique : il n’est pas un divan en ce monde qui réclamerait que l’on mangeât de la soupe claire et du pain sec, le syndicat mixte des couvertures l’avère.
Lily temporise. Elle leur indique que c’est bien la menace du petit séminaire qu’il faut lever. Une grande agitation secoue sitôt le square et tire Eunice du rêve sans grand intérêt dans lequel elle était enferrée depuis un bon moment. L’assemblée du square investit son sommeil. Petit Koala lui résume la situation. Elle semble si grave que Eunice manque de se réveiller. Il ne le faut pas. Les discussions dans le square ne peuvent se dérouler à conscient découvert. Elles y perdraient toute substance. Pourtant, dans le cas qui les occupe, Eunice ne voit guère d’autre solution que de revenir au réel et de solliciter l’intervention des autorités.
— Cela ne vous empêche pas de soutenir le fils Martin de l’amour dont vous avez le secret.
— Et cela va aider, sensei ? s’inquiète Lily à l’instar de tous les autres.
— L’amour aide toujours. Le souci que l’on a est que sa mère agit aussi par amour même si, à notre sens, elle agit mal.
Petit Mouton n’en croit pas ses onglons ! On pourrait agir mal par amour ? Il n’est pas certain de se remettre d’une telle révélation. Serait-ce à dire que l’amour n’est pas unique ?
— Ton amour est unique, Petit Mouton, le rassure Eunice, assez contrariée d’avoir cassé un mythe. L’amour de chacun est unique. La force de la bande, c’est que vous êtes nombreux pour propager votre amour unique ; la maman du fils Martin est seule. Vous devriez gagner.
Gagner contre un amour maternel ? La bande est atterrée. Un lourd silence l’envahit. Elle ne peut clore la réunion sur un tel défi. Chacun cherche au plus profond de son cœur une solution à cette situation si cruelle. Le désespoir, un instant, semble le plus fort quand…
— Eureka !
Tous les visages se tournent vers Lily.
— C’est Jacques Lacan qui peut nous sauver de l’amour maternel !
— Je convoque les divans ! s’exclame Plaidunet, enthousiaste comme rarement.
— Et moi, je suis l’Origine du monde, pouffe la Soufrière, ce qui provoque un tremblement de terre si puissant que l’échelle de Richter ne comporte pas assez de degrés pour le mesurer.
Qu’importe ! Il ne reste désormais au monde que les Mouton et leurs amis. Foooooot !
[e-criture]
[#68] La jeune fille dont la coiffure est mal faite (V-01)
![Cy Jung — [#68] La jeune fille dont la coiffure est mal faite (...)](local/cache-vignettes/L200xH220/icone_mimie_400-161-cafa3.jpg?1544259686)
[Le prétexte] Je marche sur une voie piétonne entre des immeubles. Deux jeunes filles marchent à mes côtés.
— Tu ne m’as pas dit que ma coiffure était mal faite.
Une voix les appelle. Elles partent en courant dans l’autre sens.
Petit rappel liminaire
Un texte libre de lecture sur un site Internet n’est pas un texte « libre de droits ». Cela signifie que l’on a celui de le lire mais pas celui de le reproduire sans l’autorisation expresse de son auteur. Les conditions légales d’utilisation des contenus du site de Cy Jung sont ici.
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Cy Jung, 2 octobre 2018®.
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