[La nouvelle]
Joséphine ouvre un œil ; elle tend le bras sur sa droite. Louisette n’y est pas. « Où es-tu ? » Son esprit endormi peine à se poser véritablement la question. Un trait de lumière indique que le soleil est levé. Le radio-réveil le confirme. 8:24. Louisette n’est pas du genre à traîner au lit. C’est une agitée du petit matin. Joséphine sourit. Elle est en vacances. Le thé peut attendre.
Sa paupière retombe. L’air malicieux de Louisette cueille son imaginaire avant que le rêve ne se forme. Elle l’a de partout, cet air-là, dans ses yeux qui ne s’arrêtent jamais de balader son regard on-ne-sait-où, dans sa manière de marcher, un déséquilibre imperceptible en guise de déhanchement. Et sa peau… que dire de sa peau, si fine, épousant des formes sculptées par des heures de sport ? Son sexe… Son cul… Joséphine grogne. Elle voudrait dire « ses fesses » mais « son cul » est somme toute plus évocateur.
Elle sourit dans un demi-sommeil. Ne lui faudrait-il pas se lever ? Il faudrait.
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Louisette soupire. Son sac de sport est un peu lourd. Elle y a fourré les quelques affaires qu’elle avait laissées chez Joséphine. Il n’y avait pas grand-chose, juste de quoi se changer si besoin, une brosse à dents, de la crème solaire, un kimono de roulement, une paire de lunettes de secours et un chargeur de téléphone. Ajouté à son barda de judoka, ça pèse. Le cours d’hier était vraiment intéressant, la soirée et la nuit à suivre douces. Cela va lui manquer. Et ce putain de sac qui lui scie l’épaule !
Louisette sent monter une étrange colère qui prend la place du sentiment d’inanité qui a accompagné son café. Elle n’a pas réveillé Joséphine pour réclamer la tendresse subite dont elle avait besoin. N’était-ce pas un signe ? Elle l’a interprété comme tel, ramassé ses affaires, avalé la dernière gorgée de café, rincé sa tasse et filé à l’anglaise en tirant doucement la porte derrière elle.
Une fois dehors, elle ne s’est pas retournée, convaincue d’avoir fait le bon choix, considérant que les larmes qui emplissaient ses yeux ne disaient pas autre chose que son dépit face une relation qui ne tient pas ses promesses. Lesquelles ? Elle est allée jusqu’à la station de tram, est montée dans la première rame en direction de chez elle. Deux arrêts plus loin, le conducteur a fait descendre tout le monde ; panne mécanique. Louisette a posé son sac sur le quai, attendu une dizaine de minutes, compris que la circulation serait interrompue un certain temps, marché quelques centaines de mètres, acheté dans une boulangerie un allongé servi dans un gobelet en plastique qui brûle les doigts et est allée le savourer sur un banc de la Petite Ceinture en surface.
Elle y est encore. Le gobelet est vide. Sa coupe est pleine. Elle rit ; il lui faudra recaser dans un texte cette formulation à deux balles. Quelle heure peut-il être ? Elle ne sait pas. Elle n’a pas envie de savoir. Elle entend au loin le Klaxon d’un tram. Elle va pouvoir rentrer chez elle sans trop porter ce putain de sac. Sa vessie lui impose un passage par la Sanisette qu’elle a croisée en arrivant. Une lichette de gel hydroalcoolique à l’entrée ; une autre à la sortie ; un homme est là, qui attend son tour.
— T’es rapide !
— Bonne journée monsieur.
— T’es tout le temps comme ça ? C’est pas bon pour tout, la rapidité !
« Et ma main dans ta gueule, elle est bonne pour tout ? » Louisette retient son inutile vilenie. Le bougre ne la mérite pas. Elle ne prononce de toute façon jamais ce genre de phrase ; elle les pense, façon tout intime de se galvaniser face à ces autres dont elle ne voit pas assez les expressions pour juger avec efficacité de la nature exacte de leurs intentions.
— Plutôt, oui…
La Sanisette termine son cycle de lavage. L’homme actionne l’ouverture de la porte.
— Ben je baiserai pas avec toi, alors !
La main de Louisette trépigne. L’homme disparaît. Louisette récupère son sac, le charge sur son épaule et repart en direction du tram.
— Connard !
La colère revient, la domination masculine en point de mire. Le sac s’allège. La rame arrive. Louisette y monte. Les portes se referment derrière elle. Deux stations plus loin, l’annonce sonore la cueille en pleine rumination contre ces hommes qui prennent les femmes pour de la chair à baisons (il faut bien faire la rime) : « Montsouris ».
Louisette jurerait volontiers, pour de vrai. Dans sa colère, elle a pris le tram qui la ramène chez Joséphine. Décidément ! Cette fuite en avant est semée de beaucoup d’embûches. Elle ne doit pas pour autant renoncer. La rame repart. Elle descendra à Cité universitaire. Le parc lui tend les bras. Elle y va, tourne un peu et trouve un banc qui surplombe le lac. Elle pose son sac à ses côtés. Sitôt, ses yeux s’emplissent de larmes. Elle pleure.
∴
Joséphine fait plusieurs fois le tour de l’appartement. Il y a quelque chose qui cloche mais elle ne trouve pas quoi. Un bip lui indique que le thé est infusé. Elle retire le filtre perpétuel et se sert. Elle s’installe sur le tabouret haut face à la fenêtre. La vue n’est pas terrible mais cela donne l’impression d’être presque dehors. Elle sourit. Cela fait longtemps qu’elle n’a pas été si bien, même si son appartement de fortune n’est pas vraiment à son goût. Elle aimerait déménager. Elle s’en est ouverte à Louisette. Elle a remarqué que son regard s’est assombri ; elle n’a pourtant rien dit de compromettant, comme vivre ensemble, configuration dont ni l’une ni l’autre n’a envie.
Elles en ont souvent parlé, et encore hier. Louisette a besoin d’indépendance pour ne pas avoir l’impression que l’autre agit en tierce personne ; Joséphine le comprend bien ; cela l’arrange même ! Combien de fois a-t-elle dû plier ses affaires à la va-vite, appeler en renfort une copine motorisée et squatter des canapés, ses cartons quelque part dans une cave, le temps de se trouver un nouveau refuge, jusqu’à la prochaine… ? La prochaine ? Est-ce cette évocation qui a contrarié Louisette ? Il n’y avait franchement pas de quoi. Elles sont bien toutes les deux ; leur désir est intact même si, forcément, ce n’est jamais comme les premiers jours.
Joséphine avale une gorgée de thé. Elle trouve que cela fait longtemps que Louisette est partie faire du sport. Elle se lève et cherche son téléphone. Il n’y a aucun message. Elle se rassoit. Ah ! cette manie qu’elle a d’aller courir sans portable… s’il lui arrivait quelque chose ; comment le saurait-elle ? Joséphine regarde encore autour d’elle. La tasse de Louisette sèche à l’envers près de l’évier et son sac… Son sac ? Où est son sac ? Joséphine s’affole. Il n’est pas posé dans l’entrée. Le kimono suspendu dans la douche hier soir n’y est pas ; celui en réserve dans la penderie non plus. Et la brosse à dents…
Mais pourquoi serait-elle partie, comme ça, sans un mot, sans une parole ? Les yeux de Joséphine s’emplissent de larmes. Qu’a-t-elle donc fait ? Peut-être cette histoire de déménagement, de prochaine, de… Elle lève le bras ; le peu de thé au fond de la tasse lui coule sur le visage. Elle plie le coude et propulse la porcelaine contre le mur.
— Et merde !
Elle reste là, figée, du thé et des larmes sur les joues et la tasse, à ses pieds, cassée.
∴
Louisette se dandine d’une jambe sur l’autre, mal à l’aise. Elle n’a pas le choix. Si elle renonce maintenant, elle ne pourra plus se rattraper et c’en sera fini de cette énième tentative. Il va lui falloir s’expliquer, c’est sûr. Dire quoi ? Elle ne sait pas. Elle doit y aller, ne pas tergiverser, pour une fois, être courageuse et assumer plutôt que fuir, partir faute d’être capable de vivre ses sentiments et d’affronter ce qui fait défaut. Elle n’a jamais aimé les combats de judo, les combats tout court. Pourtant, elle est sûre que cet instant est pire que l’angoisse de n’importe quelle championne de judo dans le sas d’entrée d’une finale olympique.
Son bras se lève. Son index appuie deux fois sur le bouton de la sonnette. Une éternité s’étire. La gâche claque dans le silence. La porte s’ouvre. Joséphine est là. Louisette n’a pas allumé l’escalier, estimant que le jour à travers les petites fenêtres à vitres opaques des paliers lui est suffisant. Il ne lui permet pas de percevoir l’air de Joséphine et avoir au moins une indication sur son état d’esprit. Il n’y a que cette silhouette, pas massive mais toujours imposante bien campée sur ses jambes, forcément prête à ce qui viendra. Louisette songe qu’elle n’est même pas sûre qu’il s’agisse de Joséphine, que seuls l’immeuble et l’étage le lui disent. Peut-on prétendre aimer quelqu’un que l’on ne reconnaît pas ? Avant que son esprit, pour la deuxième fois de la journée, ne parte en divagations délétères, Joséphine l’interrompt.
— J’espérais que tu reviennes.
Elle s’efface. Louisette entre. Joséphine attrape le sac au passage, le pose derrière elle et prend sa main. La porte se referme. Louisette n’ose pas bouger. Elle a une meilleure vue sur le visage et le regard de Joséphine mais ne peut toujours rien en déduire. La main dans sa main est plus explicite ; solide, tendre et peut-être un peu rude. L’est-elle vraiment ou est-ce Louisette qui le craint ? Une minute passe, peut-être deux. Joséphine sait qu’elle abuse un peu de la situation à laisser Louisette dans l’ignorance alors que son regard avère qu’elle est particulièrement chiffonnée, désolée et perdue. Mais pourquoi s’est-elle ainsi égarée ? Une autre minute passe. Il est temps de mettre fin à son supplice que les deux heures que Joséphine a attendu, angoissée, ne justifient pas.
Elle fait un pas en avant. Leurs corps se soudent, visages enfouis dans leur cou respectif, haras qui se cherchent, mains qui se posent, bras qui scellent la masse qu’elles forment à présent. Le silence change de forme. Il devient léger, bercé par les souffles qui s’accordent, les larmes qui coulent dans un mélange de joie et d’exsudation des non-dits. Petit à petit, les lèvres aspirent à un baiser. Il vient, tout en douceur, rassurant, prometteur. Un autre lui emboîte la langue puis les corps reprennent leur étreinte de toute leur longueur, toujours debout. Louisette vacille. Joséphine la retient. Ses mains quittent ses hanches et caressent son visage.
— Pourquoi tu es partie ?
— Je ne sais pas.
La caresse ne faiblit pas.
— Ce serait bien de savoir. Je suis heureuse avec toi. Je n’ai pas envie que cela s’arrête.
Louisette sourit.
— Moi non plus. Mais je ne sais pas faire. Je suis là, dans tes bras, je voudrais ne jamais en bouger et quand je les quitte, je me demande ce que j’y fais.
— Tu t’ennuies ?
— Oh non ! c’est juste que… un peu comme cette vieille chanson « Ça sert à quoi tout ça ? »
— À adoucir la vie ?
Un long soupir traverse la chair de Louisette, incontrôlable ; « adoucir la vie » ; elle n’y songeait pas.
— Tu peux me pardonner ?
— Quoi ?
— D’être partie.
— Tu es revenue. Ma confiance n’est pas atteinte. J’ai simplement besoin que tu me fasses la promesse que si tu souhaites de nouveau me quitter, tu m’en parles.
— Je ne voulais pas te quitter ; juste partir… Ce n’est pas toi, tu sais…
— Je sais.
Et d’autres larmes fusent.