[La nouvelle]
Il a le sourire d’un enfant. Cela n’émeut pas les trois gardiens qui l’accueillent dans sa cellule, bras croisés sur le torse. Ils en ont tellement vu des petites gueules dans son genre qui ont des mains d’assassin. Celui-là qui arrive sera bientôt guillotiné. Il a refusé la grâce que le président aurait accordée. Il crâne. Il a le sourire de ceux qui narguent la vie. Il n’a pas 25 ans. Comment peut-il imaginer qu’il va mourir ? Il s’est évadé tant de fois. Il le fera encore et c’est un autre cou que le sien qui sentira le fil du rasoir.
Sur ordre, il se déshabille. Un gardien inspecte consciencieusement ses quelques vêtements élimés, un pantalon trop grand et une tunique rescapés de son passage dans l’infanterie, une veste volée à l’occasion d’un larcin, une pèlerine généreusement offerte par la Croix rouge lors de sa détention dans le sous-sol humide du tribunal… Il n’y trouve rien d’autre qu’un mouchoir. Il continue avec les effets contenus dans le sac de marin arrivé en même temps que le condamné pendant qu’un second gardien commence la fouille au corps avec une excessive rudesse.
Le troisième observe d’un œil sévère. On les a prévenus que l’homme est vicieux sous ses airs de chérubin, un morveux qui met le grappin sur les hommes et les égorge s’ils rechignent. Il lui arracherait volontiers cette verge qui les a nargués dès qu’il a baissé son froc. Comment ne pas renoncer à la fouille sans le solliciter un peu plus ? Il attrape un broc d’eau glacée déposé là pour faire face à ces circonstances. Il intime l’ordre au prisonnier de s’allonger sur sa paillasse et l’y aide de quelques coups.
En une minute, les bracelets de fer enserrant ses poignets et ses chevilles sont reliés à des chaînes scellées dans la pierre. Les deux gardiens s’écartent. Le troisième verse sitôt le contenu du broc sur l’érection, inondant au passage la paillasse. La verge se rétracte. Les matons rient. Leurs coups pleuvent sur le corps du condamné à mort. La fouille se poursuit en dedans ses chairs, déchirant le passage pour s’assurer qu’il ne pourra plus jamais y retenir aucun plan. Du sang coule. Le condamné à mort s’en moque. Ce sont eux qui y perdent le plus, minables pointeurs qui attendent la nuit pour servir leur misérable pine.
Ils repartent, le laissant là, gisant, nu, sur sa paillasse mouillée, son sac et ses frusques en tas à même le sol. Les chaînes sont assez longues pour qu’il puisse se lever, s’asseoir à table, s’accroupir au-dessus de la latrine, s’approcher à un mètre de la fenêtre grillagée. Aura-t-il accès à un rayon de soleil ? Il saura demain, la nuit ne va pas tarder. La porte s’ouvre. Combien de temps est passé ? Il l’ignore. Il s’est assoupi. Une main robuste secoue son épaule. Il sursaute.
— Aïe !
Un détenu le toise, une gamelle en fer blanc dans la main.
— Tu m’as fait peur ! Je t’ai cru mort.
Il pose la gamelle sur la table.
— Habille-toi ! Tu vas attraper mal.
— Et alors ? Je suis là pour mourir.
Le détenu hausse les épaules et ressort. Il tire la porte derrière lui. Le condamné à mort se met debout. Il fait le tour de sa cellule, l’avant-dernière demeure qu’on lui assigne. Il sourit. Il en a connu d’autres. Il s’approche de la table, renifle le contenu de la gamelle, fait une mine de dégoût ; il doit manger, il le sait, s’il veut tenir, espérer s’en sortir, manger tout ce qu’on lui donne, prendre tout ce qui vient. Il repère un broc près de la porte. L’eau paraît claire. Il boit. Il frissonne. Il ne peut pas s’habiller avec ces chaînes aux mains et aux pieds. Il n’appelle pas. Personne ne répondra.
Sa paillasse est encore trempée. La fine couverture posée sur la chaise ne l’est pas. Il récupère ses vêtements un à un et s’y enroule comme il peut, met la couverture en jupe et s’installe face à son repas. La première bouchée de gruau au gras est la plus difficile. Les autres se succèdent mécaniquement. La dernière lui donne envie de vomir. Le bruit du verrou lui fait tourner la tête. Une visite de nuit n’est jamais bonne. La porte s’ouvre, ils sont quatre : un gardien, trois détenus dont celui de tout à l’heure.
Le gardien retire les cadenas de ses poignets. Celui qu’il connaît lui passe sa tunique et sa veste. Les chaînes se referment. C’est au tour de ses chevilles, une après l’autre. Il récupère son froc. Pendant ce temps, la paillasse mouillée est remplacée par une sèche ; un gobelet contenant une boisson fumante se retrouve sur la table. Le détenu qui l’a habillé fourre une main pressée dans la poche de sa veste et lui sourit. Ils repartent. Pas un mot n’a été prononcé. Rien n’avait besoin d’être dit.
Le condamné à mort récupère le gobelet, à coup sûr un ersatz de café. Il a la surprise de sentir la boisson lui brûler le fond de la gorge autrement que par sa chaleur. C’est bon. Il savoure. Il devra le payer, c’est sûr, comme la cigarette et l’allumette qu’il a trouvées dans sa poche. Il cherche le meilleur endroit pour la gratter, sans rater son coup. Il aspire une longue bouffée. Mélangée à l’alcool, la fumée lui fait presque tourner la tête. Cela faisait si longtemps, un plaisir pareil !
Il s’assoit, les jambes un peu courtes. Il éteint son clope et chique le tabac qui n’a pas brûlé. Le gobelet est vide. Il en regarde le fond. Du doigt, il recueille la dernière goutte. L’ampoule au-dessus de sa tête émet un grésillement. Elle s’éteint, sans doute pas pour longtemps ; dans les cellules des condamnés à mort, il doit toujours faire jour afin que les matons s’assurent qu’ils sont là, bien en vie. Un suicide ou une maladie seraient une catastrophe. On n’exécute pas un mort et il n’est pas question que la Justice se prive si bêtement d’être rendue.
Il sourit, ravi de l’idée en train de germer. Il s’allonge à nouveau sur le lit, étalant la couverture sur lui. Les chaînes le gênent. Il s’en accommode. Il ferme les yeux. Dans quelques semaines, il aura la tête tranchée. Il hésite. Ne pourrait-il réclamer meilleure nourriture et meilleur traitement sous la menace d’une grève de la faim qui le tuerait avant l’heure ? Il est solide, cela peut prendre du temps et précipiter l’exécution. Une grève de la soif ? Il ignore s’il en est capable.
Un bruit sourd le fait sursauter. Il a dû s’endormir. La porte de sa cellule s’ouvre. Deux lampes à main éclairent les quatre gardiens qui entrent. L’un déplie un escabeau en bois, le second le tient pendant que les deux autres surveillent le condamné. L’ampoule est changée fissa. Ils repartent sans un regard ni un mot pour l’homme allongé sur sa paillasse. Il n’est pas l’heure des civilités. Il est l’heure de quoi ? De rien. Le jour n’est pas levé. Seuls les cris des prisonniers percent la nuit. Le temps s’étire.
Il se met debout, fait les cent pas, se recouche, dort un peu, revient à la conscience à l’occasion d’un hurlement, un râle, un aboiement parfois, le claquement du judas, le pas lourd qui l’accompagne et résonne dans la coursive, un tuyau qui grince, un ordre qui tonne, un objet qui tombe, un rongeur qui court en travers de la cellule, des clés qui tintent… Le silence n’existe pas plus que l’obscurité. Parfois, il croit entendre la plainte du fusil qui affûte le couperet de la guillotine. Il frissonne. Des larmes viennent. Il les retient. Mourir ? À vingt-cinq ans, cela n’a pas de sens.
Il a tué son amant, il en convient. C’était une bagarre, une simple bagarre qui a mal tourné. Il aurait pu mourir ce jour-là. Il a tué. C’est le hasard qui l’a voulu. Il l’a dit au juge qui n’a rien entendu. Il martelait « voleur », « assasin », « votre amant » ! Qu’est-ce qui l’a condamné finalement ? Les trois réunis, et son insolence, et sa résistance, et sa belle gueule comme le lui a assuré son baveux une fois le verdict tombé. Avec sa perruque et sa robe, le juge ressemblait à un vieil inverti dont les effets de manche exprimaient sa haine de la beauté, son dépit.
Le condamné à mort observe la lumière du petit jour qui investit peu à peu sa cellule. Dans son dos, la porte s’ouvre à nouveau. Un pas lourd s’approche de la table. Il s’arrête en même temps que le bruit sec d’une gamelle que l’on pose se fait entendre. Celui, plus léger, d’un gobelet, suit. Le pas repart dans l’autre sens. Le visiteur marque un arrêt. Il va pour dire quelque chose, n’en fait rien. La porte se referme. Le condamné à mort se retourne enfin. Il s’empare du gobelet. Son contenu lui réchauffe les mains. L’alcool qui agrémente le faux café lui réveille la gorge. C’est l’ami d’hier qui est venu là.
Dans la gamelle, le gruau gras n’est pas meilleur que celui de la veille. Il le mange sans appétit et découvre au fond de l’assiette un biscuit de ration militaire. Le cadeau vaut de l’or, plus encore que l’arrangé. Ce n’est pas bon, c’est dur sous la dent mais cela vous remet un homme debout ! Il verse dessus le restant du gobelet et le laisse ramollir. Cela lui rappelle ses années de régiment. Le bon temps.
Les allées et venues dans la coursive s’accélèrent. Il doit faire attention et manger le biscuit avant qu’un maton ne le découvre. Quand il l’a terminé, il fait une sobre toilette dans de l’eau froide qu’il a versée dans un bol en bois découvert avec un morceau de savon dans le coin derrière la latrine. Le broc est presque vide. Il garde le restant pour boire, ignorant quand on lui en apportera de nouveau. Il réutilisera l’eau de sa toilette ce soir, ou demain. La porte s’ouvre encore. Un maton se profile dans l’encadrement de la porte.
— Va sur la paillasse.
Il obéit. Deux détenus qu’il n’a jamais vus entrent. L’un jette un seau d’eau par terre en direction du fond de la cellule avant que l’autre ne brosse le sol avec un balai, chassant l’eau sale vers la latrine. Un broc d’eau prend la place du précédent. Le bol et son eau savonneuse sont laissés intacts dans le coin. Le maton observe le manège depuis la porte puis la referme les deux détenus sortis.
L’un (à moins que ce ne soit l’autre) a laissé quelques feuilles de journal sur la table. Il les lit avant de les utiliser, même si elles datent d’un temps révolu. Ils l’ont gâté, ce ne sont que des avis de décès. Il sourit. Le maton n’aurait sans doute pas accepté qu’ils laissassent autre chose. Il lit quand même, pas vite ; il ne sait pas trop lire. Les noms sont parfois difficiles à déchiffrer quand il ne les connaît pas. Un peu comme les gens, en somme.
Il s’en va utiliser le quart de la feuille lue. Il se lave dans le restant d’eau savonnée d’hier et la jette dans les latrines. Il fait son lit en étalant la couverture pliée en deux bien à plat. Il boit un peu d’eau. Un petit bruit lui fait regarder au fond du broc. Il plonge la main. Dans une petite boîte en métal, il trouve trois cigarettes et trois allumettes. Il les glisse dans la poche de sa veste et remet la boîte en place. Un rat passe. Il le suit des yeux pour voir où est son trou. Il n’en a pas. Il se faufile sous la porte de fonte.
L’agitation gagne de nouveau les coursives. C’est l’heure de la promenade. On ne viendra pas le chercher, il le sait. Ils attendront que tous aient rejoint leur cellule. Il sera seul dans la cour, avec trois matons, un barrant la sortie, deux sur les miradors qui ne le lâcheront pas des yeux. La porte s’ouvre pourtant. Son ange gardien passe la tête et dépose au pied du mur un gobelet fumant. Le condamné à mort lui sourit.
— Comment on t’appelle ?
— Le poète.
— Merci.
[e-criture]
[#93] La femme qui veut acheter des savons (V-01)
![Cy Jung — [#93] La femme qui veut acheter des savons (V-01)](local/cache-vignettes/L200xH220/icone_mimie_400-211-c22cc.jpg?1609490423)
[Le prétexte] Je reçois ce texto alors que je travaille sur une nouvelle en [e-criture].
« Bonjour Fleur, j’espère que tu vas bien. On s’était vues à une soirée avec Stefan. J’habite Paris. J’aimerais avoir 2 petits savons avec pochette (voyage) ainsi qu’un grand. Comment faire ? J’ai un trop vieil ordi pour acheter sur Internet. Je peux t’envoyer des sous via une enveloppe postale ! Est-ce possible ? Amitiés. Sylvie. »
Petit rappel liminaire
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Cy Jung, 3 janvier 2021®.
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